Epitaphe annulée

Nouvelle écrite en avril 2023.
Temps de lecture estimé : 18 minutes.

Version 1.
La concordance des temps étant mon point faible, vous pouvez me contacter pour me signaler toute correction nécessaire.

Maya parcourait les allées du cimetière de sa ville natale. Le grand et renommé cimetière du nord de Reims faisait partie de ces vestiges du passé que l’on n’entretenait qu’à moitié. On y trouvait tantôt une pierre tombale en titane resplendissant, tantôt un caveau presque entièrement recouvert de lierre. C’était un des rares lieux de recueillement que l’on trouvait encore dans cette partie de la France. Dorénavant, toutes les sépultures, ou du moins beaucoup d’entre elles étaient transférées dans d’autres pays. Ce matin, là encore, Maya entendit à la radio que le continent africain battait tous les records d’importation de cercueils. Commerce aux allures lugubres, c’était pourtant une manne économique sans précédent pour les populations africaines. En France, chaque are devenait terriblement précieux au point de déléguer la gestion des sépultures à l’autre côté de la Méditerranée depuis les dernières mesures gouvernementales pour la réindustrialisation verte. Cela faisait plus d’une décennie qu’on ne trouvait presque plus d’espace vierge sans que celui-ci ne soit exploité et entretenu pour la transformer en une terre fertile. Tout ce qui n’était pas déjà reconverti en zone d’exploitation agricole nourricière faisait l’objet d’une dérogation : pour l’habitation humaine, mais aussi pour la sauvegarde de forêts et d’espace verts densifiés dans l’objectif de favoriser la pluie. Du côté des villes, pendant que la majorité de la classe moyenne en vie s’empilait dans des appartements vertigineux, les plus fortunés (leurs familles) conservaient les moyens suffisants pour passer l’au-delà dans des concessions de cimetières de proximité. C’est pourquoi le vrai signe de richesse était devenu la possession d’un espace qui ne servait à rien.

Quant aux Guinéens, ils réceptionnaient les pauvres défunts occidentaux contre de l’argent en échange duquel ils entretenaient des cimetières délocalisés. Les pèlerinages funèbres créaient également un afflux touristique très intéressant sur le plan pécuniaire. Certaines ethnies locales en profitaient pour vendre des services de communication avec les défunts. De grandes campagnes marketing basées sur des clichés autour de la sorcellerie africaine animaient régulièrement les ondes de la radio écoutée par Maya. Ironie du sort, ou cruauté de l’économie de marché, c’était de cette manière que la Guinée obtenait les revenus suffisants pour l’importation des denrées alimentaires venues… d’Europe. Tout cela était du moins ce que Maya avait compris en substance en écoutant la radio pendant que la station d’hygiène de sa résidence nettoyait ses dents en profondeur.

Cette routine sanitaire avait lieu chaque matin. Il fallait très précautionneusement prévoir à quelle heure la démarrer, car on ne pouvait pas arrêter le processus avant les cinq minutes obligatoires imposées par le ministère de la Santé citoyenne. Il n’était pas rare qu’elle arrive en retard à son rendez-vous avec Gustave à cause de ça. Elle entamait trop tard le soin dentaire et le pauvre Gustave devait parfois l’attendre en plein soleil pendant qu’elle était simplement bloquée là. Aujourd’hui encore, Maya trouvait cette histoire stupide et se demandait pourquoi on n’a toujours pas optimisé le soin dentaire matinal pendant que les premières cultures de blé faisaient leur apparition sur Mars.

Gustave… ce prénom s’avérait plutôt joli, mais il sonnait désuet quelle que soit la génération qui le portait. C’était d’ailleurs ce côté universel qui le rendait peut-être aussi charmant. Gustave, lui aussi, était plutôt charmant. Nous pouvions même dire qu’il était relativement séduisant. Sa silhouette fine et sa démarche involontairement nonchalante lui conféraient un charme qui attirait l’œil de bien des filles. Il n’en avait bien sûr aucune conscience. Le hasard fit que Maya et lui parcouraient autrefois tous les deux le même trajet presque chaque jour pour se rendre au lycée. Pourtant Maya et Gustave ne fréquentèrent jamais les mêmes classes, mais quelques horaires en commun sur un emploi du temps suffirent pour les rapprocher.

Maya continuait de marcher à travers les allées du cimetière. Autrefois, des fleurs peuplaient chaque concession comme des offrandes prêtes à faner. Ces bouquets éphémères, faute d’entretien, mettaient auparavant en scène un peu de gaieté qui retombait rapidement. Les pétales tombaient et les pots se renversaient, poussés par le vent. Dorénavant, la tradition consistait à poser un petit hologramme aux motifs fleuris grâce à un terminal de la taille d’une paume de main adulte. Maya n’avait malheureusement pas les moyens de réaliser une telle dépense. En apercevant un arrosoir posé sur une fontaine abîmée par le temps, elle se demanda depuis combien de décennies aucun humain n’avait touché à cet objet. Les parties du plastique les plus exposées au soleil étaient devenues étrangement pâles. Dorénavant, on n’arrosait pas les hologrammes, ils n’en profiteraient pas.

Cette quête devenait interminable. Maya qui était une employée assidue et méritante du service des archives municipales profitait d’un jour de congé pour rendre visite à Gustave. Ce matin-là, elle s’était rendue sur son lieu de travail afin de trouver un registre qui l’intéressait particulièrement : celui qui abritait les actes de décès qui eurent lieu vingt années plus tôt. La recherche dans de vieux registres en partie numérisés sur d’anciens disques durs SSD complètement obsolètes s’avéra bien plus facile que son entreprise au cimetière du nord. Mais où pouvait bien se trouver Gustave ? Maya commençait à avoir le tournis en ne cessant de parcourir les écritures gravées sur des tombes d’un autre temps. Au moins, aux archives, elle pouvait tout retrouver relativement vite grâce à un système de tri conçu par ses soins ! Dans ce cimetière, l’enchaînement des canaux et des pierres tombales ne présentait aucun sens. « Mince, crotte, zut » clama-t-elle. Si les défunts pouvaient parler, ils se seraient certainement moqués de son langage policé par des années de bonne conduite au sein des équipes municipales. Comme forcée par le destin, c’était exactement au moment où elle voulut surprendre sa recherche qu’elle le trouva enfin, Gustave. Chaque lettre sculptée avec la typographie Garamond rendait la pierre tombale plus qu’élégante. En plus d’avoir beaucoup d’argent, les parents de Gustave possédaient également l’insolence du bon goût. Surtout Philippine, sa mère dont l’amour pour lui était sans borne. Maya fut toujours un peu envieuse, et furieuse. Gustave ne se rendait que très peu compte du fait que sa mère était prête à tout pour lui. Maya baissa alors les yeux pour constater avec effroi un immense trou dans la terre. Au lieu d’une plaque décorée, elle ne trouva que l’obscurité. Gustave Lambert, décédé à l’âge de 19 ans il y a 23 ans, n’était simplement plus là. Le cercueil et son occupant manquaient à l'appel.

«  Mais pourquoi tu es allée au cimetière ? Et toute seule ? » C’était Akira, son collègue et parfois son confident. Par fainéantise absolument pas feinte, chacun le nommait « Aki ».

Aki était sévèrement vexé de ne pas avoir été sollicité par Maya pour la recherche de Gustave. Il agitait les bras comme si cela allait régler tous les problèmes de l’humanité, en commençant par l’existence des cachotteries de sa collègue favorite. Enfin, elle était plus précisément sa seule et unique collègue si nous tenions compte du fait que personne d’autre ne daignait descendre aux sous-sols rendre visite au service des archives. Cela faisait 3 ans que les deux collaboraient pour enregistrer, classer et archiver l’ensemble des documents municipaux presque en silence. Les cliquetis des claviers et les froissements de papiers étaient de temps en temps interrompus par leurs bavardages.

L’isolement de l’équipe des archives créait une ambiance quelque peu étrange. Il n’était pas rare que ce confinement apparent oriente leurs conversations vers les confidences. Trois années passées, et Aki n’avait pourtant jamais entendu parler de ce Gustave que sa collègue semblait pourtant souhaiter retrouver. C’était vraiment bizarre pour lui, surtout lorsqu’on savait que le disparu était décédé deux décennies plus tôt. Tout cela n’avait aucun sens. À ses questions, Maya ne savait pourtant quoi répondre.

« Je crois que j’avais oublié, ou que je n’y pensais simplement plus. » Devant cette déclaration, Aki ne pouvait que lever ses sourcils broussailleux. Comment quelque chose que l’on avait oublié devenait brusquement le centre de toutes les préoccupations ?                                                                                                                                                         
« Je sais que ce n’est pas évident, souffla finalement Aki. Lorsque mes parents sont décédés, ma sœur et moi n’avions pas les moyens de les garder près de nous. Ils sont aujourd’hui en Guinée, comme beaucoup de gens. Je suis sûr qu’ils auraient été heureux de savoir que leurs enfants se sont occupés d’eux pour les envoyer là-bas. Ils ont une vraie sépulture individuelle quelque part dans le monde. Ils ne sont pas des anonymes qui hantent les nécropoles pirates remplies de défunts aux familles désespérées. Des gens qui préfèrent des cimetières de fortune pour se rassurer d’être de bonnes personnes qui n’abandonneraient leurs proches à aucun prix. T’es pas quelqu’un d’comme ça. Gustave, c’était un bon copain de lycée ? D’accord, mais je comprends d’après ce que tu racontes que vous n’aviez pas gardé contact après vos études et qu’il est mort alors que vous aviez déjà coupé les ponts. Faut faire ton deuil. Et le deuil c’est de continuer ton chemin. Sinon je vais finir par croire que tu es amoureuse d’un mort. » La dernière phrase fut prononcée par Aki avec une respiration saccadée pour feindre la plaisanterie. Le sujet ne se prêtant pas du tout au comique, Maya n’avait pas cillé.

Chacun retourna à son travail. Après plusieurs heures de silence, Maya lui déclara tout haut : « D’accord, tu as raison, Gustave a sûrement été déplacé quelque part ailleurs parce que la concession n’a pas été renouvelée. On voit souvent ici, des cas comme ça. Les enregistrements de transfert vont et viennent tellement que ça fait partie des procédures qu’on a automatisées en totalité depuis l’an dernier. »

Cela faisait maintenant deux mois que Maya avait visité le cimetière du nord. Elle se rendait régulièrement au Food Centre local pour se procurer quelques fruits devenus rares. C’était son habitude luxueuse : un fruit par semaine. Les arbres fruitiers étant les cultures qui demandaient les plus grandes surfaces, ils étaient de plus en plus onéreux. Elle trouva une pomme. À côté d’elle, une femme d’âge mure avait un panier entier de fruits : pommes, poires et citrons. Prise de curiosité, Maya leva les yeux. C’était Philippine, la mère de Gustave. Elle ne souriait pas.

La conversation entre Maya et Philippine fut brève. Il se pourrait que Maya n’ait pas tant changé en vingt ans, puisque la mère de son ancien camarade de lycée l’avait tout de suite reconnue. En ce qui concerne Philippine, cette dernière avait étrangement très bien vieilli. Elle avait quoi maintenant… au moins soixante-dix ans ? Pourtant, si elle ne la connaissait pas, Maya lui aurait facilement donné une cinquantaine d’années, pas plus. Une rumeur circulait comme quoi certaines femmes trouvaient des médecins non homologués pour réaliser des traitements rajeunissants sur la totalité du corps. Normalement uniquement destinée au soin des plaies graves comme les brûlures du 3e degré, la régénération des cellules était un commerce (illégal) très lucratif. À l’hôpital public, ce type de soin rapide et accélérateur de cicatrisation était devenu très courant. En effet secondaire, la peau présentait souvent à cet endroit un carré d’épiderme pulpeux et lisse, comme une anomalie dans le temps.

La maison familiale de Gustave était une de ces vieilles résidences non loin de la butte Saint Nicaise, du nom de l’évêque de Reims qui fonda une église où se trouvait actuellement la cathédrale. Cette dernière survivait toujours. Tandis que la plupart des bâtiments gothiques français peinaient à rester debout, l’édifice où eurent lieu les sacres des rois de France se tenait fièrement dans le paysage de la ville. Une très grande partie des maisons particulières et petits immeubles du centre-ville historique furent remplacés au cours des années par des immeubles aussi hauts que l’édifice religieux. Le lieu de résidence de Philippine faisait exception : il n’avait pas changé depuis les années 2000. Quelques rénovations furent faites, évidemment, mais c’était une des rares demeures de moins de dix étages. « Venez nous rendre visite demain. Vous reconnaitrez facilement notre maison. Cela me fera plaisir que vous passiez. Depuis que Paul nous a quittés, les choses ne sont plus les mêmes. Il reposera dans quelques jours au cimetière du nord, mais j’aimerais recevoir nos amis à la maison avant… pour me sentir entourée. »

Philippine ne semblait pas convaincue du tout par cette déclaration à Maya, mais cette dernière ne pouvait qu’imaginer ce que cela pouvait être de perdre son jeune fils, puis son époux. Même si vingt années séparaient les deux évènements, jamais rien ne pouvait la préparer à un tel drame. Chaque décès paraissait toujours absolument inimaginable aux yeux des proches au moment où il advenait. L’annonce différée de la nouvelle ne faisait alors qu’accroître la peine, comme l’écho sans fin de la douleur engendrée par cette perte.

Gustave et Maya avaient été amis, mais il y avait très longtemps. Les liens qu’elles entretenaient avec le lycéen s’arrêtaient là et elle n’avait jamais rencontré le père. Mais l’invitation de Philippine était également une politesse, elle le savait bien. Paul Lambert, le père de Gustave, avait été l’un des bienfaiteurs de la ville. La richesse familiale existait principalement grâce aux fruits de très bons investissements et les parts détenues par les grands-parents de Gustave dans quelques entreprises de constructions. L’augmentation de la population toujours plus rapide ne faisait qu’augmenter la demande en logements.

Habillée tout de noir, Maya entra dans la maison remplie par de grands personnages aux murmures indistincts. En comparaison avec son propre appartement, la maison des Lambert frôlait l’obscénité. La hauteur sous plafond et la lumière naturelle créaient une atmosphère devenue extrêmement rare dans les logements des particuliers. Dans l’immense salon en enfilade, plusieurs petits groupes de personnes se formaient et chuchotaient. Seuls les cliquetis de la vaisselle rythmaient le déjeuner debout apporté par des serveurs et serveuses zélés. Malgré la décoration sobre, composées de bouquets de fleurs blanches, les joues des invités se teintaient de couleurs grâce à la lumière qui traversait la verrière. Maya leva les yeux et vit un plafond aux lignes de style Art déco. Typique de la région, on en trouvait très peu encore installés dans les logements. L’absence d’un plancher de béton pour l’instauration d’un nouvel étage au-dessus du salon représentait pour Maya le paroxysme de l’opulence de la famille Lambert.

La seule voix qui passait au-dessus des murmures de recueillement n’était autre que celle de Philippine : « Paul sera enterré sur la concession familiale, évidemment, comme toute la famille. Mais j’aimerais que vous ne vous rendiez pas au cimetière avant le jour des funérailles. » Maya remarqua un léger tremblement dans la voix de la veuve. Tandis qu’elle enfouissait son visage à l’intérieur d’un mouchoir en tissu brodé, une main se posa sur son épaule. C’était celle d’un homme très grand aux airs sérieux. Il portait un costume noir qui ressemblait plutôt à une blouse de médecin. Murmures encore. Maya s’approcha doucement pour signaler sa présence à l’hôtesse et lui présenter les politesses d’usage. Cependant, Philippine et l’homme s’éloignèrent avant que Maya ne pût prononcer un mot.

Sous le plafond de verre, une grande table était dressée avec des mets pour les invités. Maya retrouva les fruits achetés par Philippine. C’était d’ailleurs plutôt étrange qu’elle fût partie les acheter elle-même. Pourquoi une femme aussi occupée que fortunée, s’agacerait à faire elle-même ses propres courses à quelques jours des funérailles de son époux ?

Quelqu’un d’autre regardait les fruits. C’était un jeune homme qui n’avait sans doute pas plus de 20 ans, le convive le plus jeune de cette journée de commémoration en l’honneur de Paul Lambert. Il se tenait ici calmement et regardait les fruits comme s’ils étaient le centre de son monde.

Le téléphone de Maya sonna dans son sac à main. Gênée par le bruit qu’elle produisait elle-même, elle sortit dans le petit jardin derrière la maison afin de répondre. C’était Aki, se demandant certainement pourquoi la pause déjeuner de Maya durait aussi longtemps. Ce matin-là, elle l’avait simplement prévenu qu’elle se rendrait chez la famille Lambert et serait de retour dans l’après-midi.
« Maya, tu es là ?
- Oui, puisque je suis en train de te répondre.
- Est-ce que tu as vu les parents de ton Gustave ?
- … Pas le père, c’est sûr. Je croyais que tu trouvais ça stupide que j’y aille ? ».

Quelques heures plus tôt, Maya et Aki se disputèrent au sein des bureaux des archives municipales. Son collègue bienveillant avait bien conscience que ce déjeuner à la maison de Philippine et Paul était une convention et que de nombreuses personnes y seraient. Il ne comprenait cependant pas pourquoi Maya, très précisément elle, devrait s’y rendre. C’était donc au bord des larmes que Maya lui expliqua qu’elle n’avait pas pu aller aux funérailles de Gustave. Elle était partie faire ses études à Paris lorsque Gustave décéda. Malheureusement, Maya ne disposait à l’époque pas de moyens financiers suffisants pour revenir à Reims le temps d’un aller-retour. Elle n’avait donc jamais dit « au-revoir » à son ami avec qui elle marchait encore pour se rendre au lycée à peine quelques mois plus tôt. La dernière visite de Maya au cimetière du nord ne présentait que ce but : lui permettre de se présenter à Gustave et enfin faire son deuil.

« Désolé, je suis vraiment désolée. Mais est-ce que tu as vu la mère ? continua Aki, encore secoué par les confidences de sa collaboratrice.
- Oui, mais je n’ai pas encore pu lui parler. Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je viens de recevoir les documents pour l’enregistrement du père dans le registre des décès ainsi que la dérogation pour l’inhumation au cimetière du nord sur la concession familiale. Tu trouves pas ça bizarre ?
- Qu’il soit enterré au même endroit que les autres membres de sa famille ? Non ? Je suppose que Philippine a même réservé sa propre place pour être près de son époux quand elle passera l’arme à gauche.
- Exactement.
- Quoi exactement ?
- Alors pourquoi Gustave y serait pas, lui aussi ? »

Maya vit à travers la fenêtre de la maison l’homme à la blouse noire. Il emmenait le jeune homme amoureux des fruits pour l’emmener dans une autre pièce. Maya reconnut le garçon, elle savait qui c’était. Elle raccrocha rapidement le téléphone sans même répondre à la dernière question d’Aki. Puis elle les suivit en essayant de ne pas se faire remarquer. Ce n’était pas facile de marcher vite tout en ayant l’air nonchalante.

Maya entra dans la cuisine en prétextant avoir besoin d’un verre d’eau. Philippine, surprise, lui indiqua sèchement qu’il y avait des verres et des carafes dans le salon à côté du buffet. Mais Maya n’y prêta aucune attention et son regard s’arrêta sur le jeune homme. « Bonjour Gustave. »

L’homme à la blouse noire était très agacé :
« Je vous avais dit que tout ceci était une mauvaise idée !
- Vous vouliez que je fasse quoi ? Ne pas organiser les funérailles de Paul aurait été une mauvaise idée aussi. Et je pensais que vous aviez besoin de quelqu’un que Gustave avait connu ? scanda Philippine sans ménager son interlocuteur.
- Oui d’accord, mais ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête.
- Besoin de quelqu’un qu’il avait connu, pour quoi faire ? Est-ce qu’il a au moins été déjà mort, ou bien est-ce que tout le monde reste jeune à jamais dans cette famille ? »

Gustave présentait en effet les traits qu’elle avait toujours connus, ceux qui étaient progressivement devenus flous au cours des années tandis que ses souvenirs de jeunesse s’estompaient. Maya ressentait une colère sombre. Elle avait passé des années entières ponctuées de cauchemars où Gustave était là, toujours vivant. Elle n’avait jamais assisté aux évènements autour de sa mort, funérailles, recueillements collectifs après l’accident… Il avait pour elle simplement disparu du paysage. Maya avait durant des années ressenti de la culpabilité, de la peine, de la haine. Tout ça pour apprendre à ce moment que son ami était là en train de respirer comme n’importe qui d’autre, en chair et en os, comme on dit. L’homme à la blouse noire prit la parole.

« Voyez-vous mademoiselle… il me semble que vous avez connu Gustave et que vous le fréquentiez encore quelques mois avant sa mort, n’est-ce pas ?
- Oui. Non. Comment ça ?
- Ce que vous voyez ici, c’est Gustave et l’enveloppe du jeune homme que vous avez connu. Je me présente, je suis Docteur Roche, et je suis le médecin qui œuvre pour que madame Philippine, ici présente, arbore une peau aussi magnifique. Durant les interventions que nous avons réalisées au fil des années pour permettre à madame de rester jeune, nous avons pu discuter. Je lui ai parlé assez naturellement des raisons pour lesquelles je faisais ce métier. L’une d’entre elles était non seulement de rechercher à combattre le temps, mais surtout à vaincre la mort. Il y a trois mois de cela, Philippine s’est rendue à mon cabinet pour un projet que j’attendais depuis longtemps : ressusciter un être humain. Son fils. »

Maya dirigea ses yeux vers Gustave, elle ne parvenait pas à y croire. C’était donc bien lui. Il avait été vivant, mort, et maintenant… qu’était-il vraiment ? Le Docteur Roche continua son exposé comme fasciné par son propre travail.

« L’ennui c’est qu’aujourd’hui Gustave est vivant, certes, mais il n’est pas exactement celui que vous, ou madame Lambert, avez connu. Les souvenirs peinent à se reconstituer, ce qui est loin d’être étonnant puisque les cellules nerveuses bénéficièrent de deux décennies pour se dégrader. Cependant, les dernières recherches en neurologie nous permettent d’affirmer que le cerveau est malléable. Comme pour reconstituer un puzzle, j’ai développé une théorie (dont je suis fièr) selon laquelle si nous arrivons à trouver des déclencheurs, alors l’ensemble reprendra progressivement sa forme d’origine. Surtout, nous pourrons faire revenir les souvenirs, en quelque sorte. En discutant avec sa mère, Gustave est progressivement parvenu à reconstruire une partie de sa personnalité, mais nous avons besoin qu’il fréquente des personnes qu’il a fréquentées dans d’autres contextes. Une camarade de lycée est donc tout à fait adaptée.
- Et son père ? intervint Maya.
- Justement, dit Philippine. Paul n’était pas tout à fait au courant de notre projet. Je ne l’ai informé qu’il y a quelques semaines. Nous ne manquons pas de moyens, mais il commençait à s’inquiéter des sommes d’argent qui quittait notre compte sans explication. J’ai choisi de lui dire la vérité et de lui exposer la nature de notre projet. J’ai donc naturellement proposé à mon époux de participer à cette entreprise pour faire revenir notre fils.
-  Pour la réhabilitation de Gustave, conclut le Docteur Roche. »

Tout ceci était plus qu’invraisemblable. Pourtant, Gustave était bien là. Il se tenait droit, face à Maya, la regardant avec curiosité. Visiblement il ne savait pas vraiment qui il était. Ou du moins c’était ce que Maya comprenait… ou imaginait de la situation. Certes la jeune femme avait vécu des scènes similaires de très nombreuses fois dans ses rêves. Mais les cauchemars n’avaient jamais été aussi horribles que cela. Ici ce n’était pas Gustave, mais une coquille vide qui lui ressemblait énormément. Sa peau était extrêmement lisse et le blanc de ses yeux beaucoup trop brillants. Le téléphone de Maya sonna de nouveau dans sa poche. Ce devait être Aki. Le rythme cardiaque de Maya s’accélérait et elle commençait à sérieusement se dire qu’elle devrait faire demi-tour. Mais cela ne s’avérait pas aussi simple.

« Qu’est-il arrivé à Paul ? demanda-t-elle, la curiosité visiblement plus forte que le bon sens de fuir cette pièce.
- Mon époux est mort.
- Je l’ai tué. » Ces derniers mots avaient été prononcés par une voix que Maya n’avait pas entendue depuis deux décennies. Elle ne put s’empêcher de pousser un cri d’effarement. Ce dernier fut mal interprété par le Docteur Roche, encore une fois flatté et admiratif de son propre travail.

« Oui, je suis assez fièr de moi. Une reconstitution de la voix authentique de Gustave a été permise en modelant minutieusement les cavités de sa boîte crânienne et de sa gorge afin d’obtenir un son quasi identique à autrefois. Notre investissement dans une imprimante 3D dernier cri ne fut pas vain. Enfin, l’investissement de madame Lambert, évidemment. »

C’en était trop pour Maya. Elle en savait trop. C’était beaucoup trop d’informations et ses interlocuteurs semblaient d’accord. Pourtant le Docteur Roche présentait un regard plus que ravi d’avoir un public à qui exposer ses exploits scientifiques. Mains sur les hanches, il souriait comme, certainement devant l’enthousiaste produit par la perspective de continuer ses travaux grâce à Maya. Il continuait de faire parade de ses prouesses scientifiques tandis que Maya cherchait une échappatoire. Philippine quant à elle, se plaça immédiatement devant la porte de la cuisine afin de bloquer la seule sortie. Maya compris qu’elle allait devoir décider. Elle devait immédiatement s’exprimer sur son souhait de participer ou non à ce projet de résurrection.

Gustave lui avait manqué, c’était vrai. Énormément. Mais le voir ainsi ne procurait aucune joie à Maya. Ce qu’elle avait devant elle était une créature produite par le Docteur Roche pour satisfaire une mère de famille qui voulait retrouver son fils. Roche s’appropriait la peine d’une femme pour ses propres conquêtes de gloire et de reconnaissance. Maya réalisa alors que Philippine n’avait, elle non plus, jamais réussi à faire ses adieux à Gustave. Ce n’était pas par manque d’occasion, mais uniquement par refus de céder son seul et unique fils à l’au-delà. Et il s’agissait du même fils qui tua son père, faisant de Philippine une femme veuve. Son seul espoir de combattre la solitude était dorénavant de terminer le projet de réhabilitation de Gustave, selon les mots de Roche afin que tout cela ne soit pas vain.

« Pourquoi tu as tué ton père ? lança Maya au jeune homme.
- C’était un accident, coupa Philippine. Mais Gustave répondit tout de même.
- Il ne voulait pas jouer avec moi. Maman a dit que Papa jouerait avec moi. Il voulait pas. Alors je l’ai poussé et il est tombé dans les escaliers. Mais c’est pas grave d’être mort. On peut revenir. C’est ce que Maman a dit. Maman a aussi dit qu’on était amis. Est-ce que tu veux jouer avec moi ? »

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